Infiltration de la Gestapo dans les dépôts de locomotives

Sabotage dans les ateliers du rail

Il apparaît, dès l’été 1940, que les dépôts de locomotives constituent un nœud vital pour l’occupation allemande : chaque convoi de troupes, chaque wagon de matières premières et chaque train blindé dépend de chaudières bien entretenues ainsi que de brigades d’ouvriers spécialisés. À l’intérieur de ces enceintes noires de suie, le maître-mot est la discrétion ; le vacarme des marteaux, les jets de vapeur et les va-et-vient des tenders masquent à merveille les conciliabules de résistants – mais aussi les oreilles de la Gestapo. Dès la signature de l’armistice, les services de sécurité du Reich comprennent qu’une micro-société ferroviaire, soudée par un jargon technique et des habitudes d’équipe, offre un terrain privilégié pour des actions de retardement et de sabotage. Pour neutraliser ce risque, Berlin dépêche des équipes chargées d’infiltrer ateliers et remises, utilisant informateurs, chantage et dispositifs d’écoute.

Rôle des dépôts ferroviaires

Chaque dépôt regroupe ateliers de chaudronnerie, fosses de visite, tours d’horizon et réserves de carburant. La topographie interne – rotondes rayonnantes, fosses d’inspection alignées, cabestans motorisés – permet l’entretien simultané de dizaines de machines. En 1942, le dépôt de Villeneuve-Saint-Georges abrite ainsi jusqu’à 160 locomotives en activité quotidienne. Pareille concentration rend la plateforme extrêmement attractive pour la Wehrmacht : la moindre panne bloque des convois militaires entiers entre l’Atlantique et le front de l’Est. Les cheminots le savent ; il suffit d’un injecteur d’eau faussé ou d’un manomètre truqué pour clouer au sol une Pacific 231. Cette fragilité technique explique l’obsession de la police secrète, soucieuse d’identifier tout « incident » suspect.

Dispositifs d’espionnage installés par la Gestapo

Les rapports d’archives décrivent trois niveaux d’intrusion. D’abord l’observation extérieure : planques photographiques, relevés des numéros de machines restant anormalement longtemps au garage, comptage nocturne des lanternes de queue. Vient ensuite la surveillance humaine. La Gestapo recrute des informateurs au sein même des ateliers, souvent parmi les salariés sous procédure disciplinaire ou les agents intérimaires fraîchement nommés. Enfin, lorsque la méfiance s’accroît, des dispositifs d’écoute sont dissimulés dans les vestiaires ou derrière les tableaux de distribution électrique. Ces boîtiers, reliés par câble aux voitures radio stationnées à l’extérieur, captent conversations et chants d’atelier. L’opération « Donnerkeil », lancée en Bretagne début 1943, combine les trois méthodes ; elle aboutit à l’arrestation de douze ouvriers dont huit appartiennent au réseau « Résistance-Fer ».

Modes de recrutement des informateurs

Les dossiers personnels confisqués après la Libération montrent un éventail de leviers : remise de papiers d’identité pour épouses juives, promesse d’un logement hors couvre-feu, voire exemption d’envoi au Service du travail obligatoire. Face à ces pressions, certains agents choisissent la duplicité : ils transmettent des bribes anodines afin de préserver leur entourage tout en signalant les perquisitions à venir. Dans le dépôt d’Irun-Hendaye, un chef d’équipe asthmatique devient ainsi informateur apparent ; il rédige des rapports très détaillés sur l’état des chaudières mais brouille volontairement les noms de tourneurs soupçonnés, créant un nuage de suspicion qui ralentit l’enquête allemande.

Gestapo durant la Seconde Guerre mondiale

Organisation de la résistance cheminote

L’année 1941 voit l’émergence de cellules compartimentées. Chaque brigade, limitée à cinq ou six personnes, se spécialise : saboteurs mécaniques, graphiteurs pour les wagons, messagers cyclistes reliant le dépôt à un bureau de poste rural. Le réseau « François » à La Chapelle codifie même les tournées : une poche de revêtement rouge autour d’un graisseur signale à la cellule voisine qu’un essieu est déjà fragilisé, évitant de doubler une action. Les contrôleurs de locomotives rédigent des bulletins de marche truqués ; un temps de chauffe anormalement court induit la Gestapo en erreur, lui faisant croire que la panne provient d’une faute de manœuvre et non d’une résistance de chauffe sabotée.

Exemples d’opérations menées

Le 18 mai 1943, six membres du dépôt de Vierzon introduisent du sable micronisé dans le circuit d’alimentation d’une série 141 R affectée au transport de blindés. L’abrasion supprime la totalité du rodage des cylindres, condamnant la machine après moins de cinquante kilomètres. Le rapport technique allemand évoque « une malfaçon lors de la mise en chauffe ». Trois semaines plus tard, à Marseille-Saint-Charles, un ajusteur décale d’un quart de tour la goupille de sûreté d’un régulateur ; la loco explose à l’allumage, immobilisant la rotonde pendant quarante-huit heures. Chaque action est suivie d’une mesure de discrétion : l’outillage grevé est replacé sur un établi différent, les graisses industrielles enduisent les empreintes digitales, et les clefs dynamométriques sont nettoyées au bain de soude pour effacer toute trace.

Techniques de sabotage

Les stratagèmes évoluent avec la technologie imposée par l’occupant. Sur les locomotives équipées d’injecteurs métalo-céramiques, les saboteurs percent un micro-trou dans la chemise d’eau ; la fuite provoque une baisse de pression lente, difficile à localiser. Sur le plan électrique, les locomotives Diesel de la série BB 63000 reçoivent un boîtier relais greffé sur le câble d’alimentation du ventilateur moteur ; une résistance parasite, dissimulée dans un tube en bakélite, déclenche une surchauffe fatale après deux heures de marche continue. La subtilité de ces actions repose sur l’emploi d’outils ordinaires : lime d’horloger, pointeau de carrossier, visserie d’origine. Aucun explosif n’est requis, ce qui complique toute enquête balistique.

Circulation du renseignement et cryptographie artisanale

La Gestapo tente d’intercepter le courrier ferroviaire interne, pensé comme moins surveillé que le courrier civil. Le réseau « Mathilde » riposte par un chiffrement basé sur la nomenclature officielle des pièces détachées. Un chiffre isolé correspond à un lieu ; un code « C-34 » renvoie par exemple à la tringle de frein, synonyme de future opération sur une rame militaire. Ces ‘fiches de magasin’ passent de main en main, camouflées parmi de banales commandes de pièces. Un chef d’arrondissement décrit dans ses mémoires un grammage de papier identique au papier à plans, rendant toute détection presque impossible sans désassembler chaque rouleau.

Répression et contre-mesures nazies

Dès 1943, Berlin autorise l’application directe du décret Nacht und Nebel aux agents de dépôt arrêtés pour sabotage. Les procès, quand ils existent, se déroulent au tribunal militaire de Fresnes puis se concluent par des transferts à Hinzert ou Buchenwald. Les cheminots expérimentés deviennent alors monnaie d’échange : certains sont menacés d’être envoyés à l’Est pour encadrer des locomotives soviétiques capturées. Face à cette pression, les réseaux conçoivent des filières d’exfiltration ; un circuit baptisé « Terre-de-Fer » exfiltre 112 agents via la Suisse en dix mois. Lorsque des arrestations frappent un atelier, les brigades survivantes adoptent la tactique du « travail lent » : entretien scrupuleux des machines affectées à la Croix-Rouge, retard systématique sur les locomotives de munitions, sous couvert de normes de sécurité trop longues.