Après la défaite de juin 1940, l’occupant installe sur le territoire des services ferroviaires strictement surveillés. Le chemin de fer assure près de soixante pour cent du trafic logistique allemand vers les différents fronts européens, ce qui en fait une cible stratégique. À partir de 1941, la grève des 100 000 à Lille puis l’affaire des “mauvaises chauffeuses” révèlent la détermination d’un personnel qui refuse la collaboration. En 1942, des réseaux baptisés Résistance-Fer naissent dans les dépôts de Périgueux, Tours et Toulouse. Ils élaborent un plan gradué : ralentissement administratif, sabotage discret, puis actions spectaculaires au moment où les Alliés préparent un débarquement sur la côte atlantique.
Le sabotage poursuit trois finalités principales : retarder les renforts vers les fronts actifs, fragiliser l’économie d’occupation et protéger l’outil de travail pour l’après-guerre. Chaque immobilisation d’une rame militaire entraîne le déploiement de compagnies de réparation, détourne des wagons et consomme du charbon supplémentaire, ressource déjà rare en 1943. Les cheminots choisissent de viser les éléments dont la remise en état demeure aisée une fois la paix revenue ; l’intention politique consiste à blesser sans détruire définitivement. L’approche repose sur la répétition d’incidents de faible ampleur : une succession de retards inflige au Reich un coût supérieur à celui d’un seul acte spectaculaire.
Le dérèglement millimétrique d’un rail Vignole engendre, à vitesse élevée, un ripage suffisant pour repousser les essieux hors de leur alignement. L’agent retire quelques tirefonds, glisse une cale d’acier sous la semelle, puis replace soigneusement le ballast. L’ensemble de la manœuvre s’effectue en moins de dix minutes dans une zone boisée choisi pour la faible surveillance nocturne. Une inspection superficielle au passage d’une draisine ne détecte rien, et le convoi suivant se couche en général plusieurs centaines de mètres plus loin, compliquant la recherche du point d’origine.
La tringle de manœuvre d’un aiguillage représente une zone fragile. Une lime appliquée sur la bielle trace une gorge discrète provoquant la rupture après deux passages de train lourd. Le cœur d’aiguille reste alors flottant ; la rame bascule sur une voie de service où elle se bloque contre un heurtoir. Cette technique ne dégrade ni traverse ni rail, ce qui garantit une remise en état rapide une fois le secteur libéré.
La traction vapeur domine entre 1940 et 1944. Le système de graissage supporte mal la moindre impureté ; l’introduction de sable dans les boîtes d’essieux déclenche un échauffement après quelques dizaines de kilomètres. Une simple poignée prise dans la sablière suffit. Des équipes visent également le tiroir de distribution : une cale de bois séchée, glissée sur la surface du tiroir, dérègle l’admission de vapeur et impose l’arrêt à la première rampe. Pour les locomotives Diesel de manœuvre, le filtre primaire reçoit un ajout de poussière métallique, rayant l’alésage des injecteurs et réduisant la pression d’alimentation.
Les wagons couverts transportent armes, moteurs d’avion ou denrées réquisitionnées. Une fine couche de graisse appliquée entre le sabot et la garniture de frein allonge la distance d’arrêt ; l’autorité d’occupation impose alors une vitesse plafonnée sur plusieurs dizaines de kilomètres. Les lanternes de queue subissent une autre altération : l’ampoule est remplacée par un modèle sous-calibré, moins lumineux, contraignant le chef de district à suspendre le train pour vérification.
La caténaire à 1500 V continu présente un point faible au niveau des isolateurs. Le retrait d’une entretoise provoque un arc qui sectionne l’alimentation jusqu’au poste suivant. Dans les postes tout-relais unifiés, un court-circuit délibéré sur une barre omnibus transfère les circuits d’annonce ; l’enclenchement passe en mode dégradé, imposant la marche à vue et divisant par trois le débit d’une ligne stratégiquement vitale.
Les pompes à gazole des dépôts de Nevers et Rennes font l’objet de visites nocturnes ; une goupille arrachée sur la vis sans fin du régulateur laisse la pompe s’emballer, échauffant le moteur à haut régime et provoquant une panne avant même l’apparition d’une fumée suspecte. Dans les ateliers vapeur, le sabot de porte de foyer est légèrement desserré ; des bouffées de fumée alertent l’inspecteur qui stoppe immédiatement la mise en chauffe, retardant l’affectation de la machine.
Les câbles à paires plombées cheminent dans le fossé central du ballast. Une scie isolante entame la gaine sans risque d’électrisation ; la coupure déclenche l’allumage continu des sémaphores situés en amont. Le régulateur doit alors appliquer la circulation à intervalle fixe, réduisant la capacité horaire d’environ deux tiers.
Un sémaphore mécanique reste visible grâce à une ampoule de douze volts logée dans un capuchon métallique. L’échange de cette ampoule contre un modèle à filament fragilisé entraîne un assombrissement progressif ; le conducteur découvre la cible trop tard et réduit sa vitesse sur tout le canton suivant. L’ensemble de la ligne se retrouve rythmé par un trafic ralenti sans qu’aucune trace flagrante ne révèle l’origine de la panne.
Chaque région entretient une cellule autonome de deux à cinq membres. Un seul détenteur des plans connaît le parcours jusqu’à l’objectif et la rotation des gardes. Les ordres circulent sur fiches perforées cachées dans des annuaires signalétiques afin d’éviter toute signature manuscrite. En cas d’arrestation, le compartimentage limite les révélations extorquées sous la torture.
L’agent intervient entre le passage du dernier train de marchandises et l’inspection matinale. Il porte un bleu imbibé d’huile neutre qui masque toute odeur de carburant et serre les outils avec des poignées recouvertes de tissu pour ne laisser aucune empreinte. Une craie fixée sur le talon trace des repères facilitant un retour rapide en cas de poursuite. Le matériel emprunté — clef à ergot, ciseau à bois, écrou standard — semble banal, rendant l’infraction moins visible durant une fouille.
Résistance-Fer centralise l’information transmise depuis Londres par messages BBC et coordonne ses actions avec les Forces françaises de l’intérieur dès 1944. Les cheminots fournissent les bulletins de marche indiquant composition et horaires des convois militaires. Un brouillage généralisé de quarante-huit heures précédant le 6 juin 1944 bloque plusieurs divisions Panzer en Bourgogne et en Anjou ; l’opération “Vert” orchestrée par Londres obtient alors un succès majeur sans intervention aérienne supplémentaire. Les cellules ferroviaires occupent ainsi une place décisive dans le schéma stratégique allié.
Entre février 1943 et août 1944, les autorités allemandes recensent plus de deux mille dérangements attribués aux “éléments dissidents” de la SNCF. Quarante pour cent touchent la voie, trente pour cent les installations électriques, le reste se répartissant entre locomotives, wagons et magasins de pièces. La Deutsche Reichsbahn évalue la perte à plus de 2,8 millions de journées wagon-kilomètre, chiffre qui explique le transfert d’unités de réparation depuis le front oriental vers la France occupée.
Le Sondergericht de Paris prononce quatre-vingt-quinze condamnations capitales contre des cheminots accusés de sabotage entre janvier 1942 et juillet 1944. Les peines incluent fusillades immédiates à Évry-Petit-Bourg, déportations à Buchenwald et incarcérations à Fresnes. Les procès cherchent à prouver une coordination directe avec les services britanniques, sans toujours y parvenir. Malgré la terreur instaurée par ces jugements, les cellules clandestines renouvellent leurs effectifs grâce à la solidarité entre dépôts et au soutien des familles.