Bataille

Ce site traite l'ensemble des actions de résistance, de sabotage et de soutien aux réseaux clandestins menées par le personnel ferroviaire contre l'occupant allemand entre 1940 et 1944.

Un film célèbre

Histoire du projet de Film « La Bataille du rail »

Une France en reconstruction

Lorsque le tournage débute, les ruines de la guerre sont encore visibles le long des voies : ponts dynamités, dépôts de locomotives calcinés, embranchements éventrés. Le gouvernement provisoire mise alors sur la production cinématographique pour restaurer l’unité nationale. Le Centre national de la cinématographie, tout juste créé, favorise des projets illustrant l’esprit de résistance. René Clément, formé à l’École des Beaux-Arts puis opérateur d’actualités, propose un script construit à partir d’authentiques rapports d’attaque rédigés par la SNCF et les Forces Françaises de l’Intérieur. Les producteurs coopèrent étroitement avec le ministère des Transports ; l’armée fournit du matériel roulant hors service et tolère des prises de vue sur des sites encore gardés par des sentinelles alliées. L’équipe sillonne la France de Dreux à Argenton-sur-Creuse afin de trouver des installations intactes aptes à figurer des terminaux stratégiques.

La SNCF et les réseaux de résistance

De nombreux cheminots participent à l’écriture des séquences grâce à un comité technique interne. Les archives internes mentionnent des cas précis : dérèglement d’horloges de block-system, substitution de wagonnets chargés d’armement par des wagons vides, aiguilles verrouillées à l’aide de chaînes soudées. L’ingénieur Marcel Blachet fournit même un schéma de détonateur artisanal glissé à l’écran, détaillant mèche lente, boîtier étanche en bakélite et charge de plastic anglaise. Ces apports favorisent une écriture factuelle ; chaque geste correspond à un procédé réellement employé. La fiction adopte alors le rythme du rail, alternant attentes hivernales sur un plateau brumeux et ruptures brutales d’attelages au clair de lune.

Narration

Récit choral

Plutôt qu’un protagoniste unique, le film suit un ensemble de visages : le chef de garage Lambert, l’apprenti Ménard, la téléphoniste Mireille, le mécanicien Chevalet. Aucun n’accapare la lumière ; chacun symbolise une partie d’un dispositif clandestin. Cette démarche anticipe les films collectifs des années 1960, tout en puisant dans la tradition française du réalisme poétique. Les scènes se succèdent comme une série de courts métrages reliés par le fil des rails. L’intrigue adopte une progression ascendante : sabotages isolés, coordination régionale, attaque d’un train blindé, puis immobilisation d’un long convoi de matériel Sturmgeschütz près de Brive-la-Gaillarde lors du débarquement en Normandie.

Épisodes ancrés dans la réalité ferroviaire

L’une des séquences – le ralentissement d’un train de déportés près de Port-Boulet – s’appuie sur un rapport authentique rédigé en août 1944. Le film montre quatre wagons plombés, freinés à l’aide de cales de bois dissimulées sous la litière, afin d’autoriser l’évasion d’une vingtaine de prisonniers polonais. Autre exemple : l’attaque d’un poste d’aiguillage B signalée dans le registre N° 17 074 du dépôt d’Orléans. L’opérateur coupe les liaisons télégraphiques, neutralise le sous-relai puis inverse le sens d’une bretelle. Les Allemands détournent alors leur propre convoi vers une voie de service où des wagons-pièges chargés d’explosifs attendent silencieusement. Cet enchaînement respecte les procédures ferroviaires : levier d’itinéraire, verrouillage par barre à 30 °, contrôle visuel du repère P au pied du signal.

La Bataille du rail

Approche technique

Tournage

Clément refuse les studios de Joinville. Il installe ses caméras Mitchell BNC directement sur les quais, parfois depuis des lanternes de queue pour saisir des contre-plongées vers la locomotive. La pellicule négative 35 mm, fournie par Kodak, autorise une sensibilité de 32 ASA seulement ; exposer correctement exige des projecteurs Brute Arc de 225 ampères, ce qui conduit l’équipe à dresser des réflecteurs improvisés avec des plaques de tôle. La lumière naturelle domine néanmoins, offrant des noirs veloutés : roues cerclées de graisse brillante, fumée d’anthracite déployée en panaches épais. Cette rugosité visuelle ancre l’action dans le quotidien, loin des éclairages théâtraux du studio.

Montage

Roger Duhamel, chef-monteur, adopte un rythme syncopé qui contraste avec la lourdeur mécanique du train. Entre chaque saut de rail, un cut isolé révèle un fil de saboteur ou une charge prête à frapper la bielle motrice. La superposition d’amorces – tête d’un soldat en amorce gauche, tampon d’attelage en amorce droite – crée un sentiment d’étau. Des plans se terminent sur un mouvement de porte fusante ; le bruit métallique continue alors que l’image suivante présente un chronomètre. Cet emploi du son direct anticipe le style new-yorkais de On the Waterfront en 1954. Le spectateur perçoit chaque crissement comme une menace, chaque silence comme un délai avant l’explosion.

Bande sonore et langage visuel

La partition d’Yves Bonnat se limite à un motif de trois notes proches d’un signal de cloche voie libre. L’orchestre symphonique d’Orchestre National — réduit à vingt-huit instrumentistes à cause du rationnement — intègre des ondes Martenot pour évoquer la sirène d’alarme. Des sons concrets, enregistrés sur un Nagra II à manivelle, parsèment la bande originale : soupapes, crémaillères, enclenchements de relais. Visuellement, Clément privilégie des compositions triangulaires : un visage en bas à gauche, une lanterne rouge en haut à droite, une ligne de fuite vers le fond du couloir. Ces choix graphiques représentent la hiérarchie : l’homme, la mission, le destin collectif.

Réception critique

Diffusion internationale

Présenté au Festival de Cannes inaugural en septembre 1946, le film reçoit le Grand Prix du jury ex æquo avec Marie-Louise de Leopold Lindtberg. La presse américaine salue « a vigorous semidocumentary », alors que l’Italie néoréaliste y trouve un précédent pour Paisa de Rossellini. Au Royaume-Uni, le Monthly Film Bulletin l’inscrit dans son palmarès annuel. La vente des droits à RKO Pictures permet une sortie sur trente-deux écrans new-yorkais ; des sous-titres espagnols et portugais favorisent une diffusion en Amérique latine. L’œuvre devient l’un des outils de propagande positive destinés aux programmes Marshall : présenter une France active plutôt que victime.

Influence sur le cinéma engagé

Au-delà de l’aspect mémoriel, La Bataille du rail sert de modèle formel. Alain Resnais reprend son principe de voix off polyphonique dans Hiroshima mon amour. Costa-Gavras cite l’attaque du train blindé lors des repérages de Z pour définir la cadence de son propre thriller politique. Même le cinéma allemand d’après-guerre s’y réfère : Helmut Käutner déclare en 1951 que la modestie du film français démontre qu’« un plateau existe d’abord dans la rue ». Cette filiation prouve la portée pédagogique d’un long métrage né d’une initiative publique et d’une collaboration syndicale.

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